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Alexandre Monnin : « Avoir une autre boussole que celle de la croissance économique »

Le philosophe Alexandre Monnin, était invité par le CJD de Toulouse le mois dernier. Co-initiateur du courant de la redirection écologique, il défend l’idée que, face à la gravité de la crise écologique, il va falloir abandonner des pans entiers de l’économie industrielle pour se recentrer sur des activités moins polluantes. Ce discours commence à être entendu par une partie des dirigeants.

Alexandre Monnin, la redirection écologique, au cœur de vos travaux, impose de renoncer à un certain nombre d’activités économiques polluantes. L’essor d’une intelligence artificielle très énergivore ne prouve-t-elle pas, cependant, que l’on est très loin de l’acceptation du renoncement ?
À première vue, oui. L’intelligence artificielle est extrêmement coûteuse en émission carbone et en matières premières nécessaires au fonctionnement d’infrastructures numériques de très grande ampleur. Un nombre certain des grandes entreprises technologiques ont d’ailleurs abandonné leurs plans « net zéro » en ce qui concerne les émissions CO₂. Mais l’intelligence artificielle questionne bien d’autres aspects de nos vies, et notamment le monde du travail. L’IA va participer à la suppression de beaucoup d’emplois (d’autres étant également menacés par l’évolution climatique) et va amener beaucoup de professions à se requestionner sur leur utilité, leur "sens". Pour éviter des crises sociales très fortes, les autorités publiques devront bien affronter l’enjeu du travail et de l’emploi. Il faudra définir à terme vers quels métiers, vers quelles activités économiques se réorienter collectivement et donc, à quoi on renonce.

Mais de nombreux dirigeants arrivent au pouvoir avec un discours de déni par rapport à la crise climatique ...
Oui, mais il ne faut pas surestimer leur force et leur cohérence. Par exemple, sur la seule question de l’IA, la dérégulation quasi totale de l’intelligence artificielle prônée par certains est rejetée par d’autres. On pointe les divisions de la gauche, à raison souvent, mais le populisme est traversé de débats qui peuvent être violents entre des franges opposées. Il ne faut pas baisser les bras et croire qu’il existe un plan d’action ordonné "antiécologique" qui peut être déroulé sans aucun problème jusqu’à son terme.

Vous avez dédié du temps par le passé à la création et à l’animation du MSc Stratégie et Design pour l’Anthropocène. Où en est l’enseignement supérieur face à la crise climatique ?
L’Université traverse un moment compliqué sur cette question. Il y a eu un moment d’effervescence après la Cop 21 de 2015 et les marches pour le climat qui ont beaucoup mobilisé la jeunesse et poussé l’Université à requestionner ces enseignements et, ensuite, à développer de nouvelles formations dédiées à la crise climatique.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une forme de backlash [1] écologique. On voit que les discours anti-écologiques ont le vent en poupe dans certains médias. Une partie de la jeunesse est toujours très mobilisée, une autre s’en détache un peu et se dit que c’est peut-être foutu et se tourne vers des préoccupations plus individualistes. Le contexte de contrainte budgétaire n’aide évidemment pas. Il est temps d’ouvrir un nouveau chapitre. Comment remobiliser et créer des formations plus attractives repensées au regard des enjeux géopolitiques actuels ? Et pour qui ? On nous demande des formations qui dépassent le simple constat et proposent des chemins encore plus concrets et professionnalisants, ce qui constituait déjà une préoccupation majeure pour moi. Le tout, encore une fois, dans un contexte de backlash écologique. C’est une question au cœur de mes travaux actuels.

À Toulouse, vous vous êtes adressé à un parterre de dirigeants. Le monde de l’entreprise n’est donc pas complètement fermé à l’idée du renoncement ?
Non, pas entièrement, mais ce n’est pas dans leur ADN. Cela oblige à avoir une autre boussole que la croissance économique. Ce n’est pas évident, par exemple, de se dire qu’il faut abandonner une industrie qui fait vivre des personnes et a créé de la richesse car elle a un impact climatique trop fort. Il faut troquer certains attachement pour d’autres. Certains dirigeants sont prêts à l’entendre, d’autres non. J’essaye aussi de m’adresser aux syndicats, aux collectifs de travailleurs qui peuvent un peu “déborder” les entreprises, les pousser à changer. Je pousse notamment auprès de ces publics, avec d’autres, l’idée d’une sécurité sociale de la redirection écologique, un système de cotisations, calqué sur notre assurance-maladie ou chômage, pour financer la bifurcation des emplois.

En Occitanie, le conflit autour de l’A69 entre Toulouse et Castres, dont l’impact environnemental est pour le moins discuté, n’est-il pas une autre preuve de la difficulté du renoncement ?
Oui. Car, pour les autorités, renoncer apparaît comme une compromission un peu honteuse. Alors que la politique, tout particulièrement en démocratie, c’est de l’action mais aussi du renoncement parfois. Les opposants ont eu raison de proposer un projet de territoire alternatif. C’est une manière de montrer qu’ils peuvent aussi être dans la proposition. La crise écologique amène à sortir des fonctionnements qui apparaissaient comme des évidences, des logiques ou modèles économiques qui semblent implacables.

C’est-à-dire ? Vous pouvez donner un exemple ?
En matière d’eau, par exemple. Le système de gestion de l’eau fonctionnait jusqu’à présent sur le tarif à la consommation. Plus la consommation est élevée, plus le consommateur paie et plus il y a d’argent pour faire fonctionner le système. Mais comment faire pour inciter à la sobriété (qui rapporte moins car l’enjeu est bien de diminuer la ponction sur les ressources !), voire au renoncement et pour les financer ? Il existe des tentatives, par exemple avec la tarification progressive de l’eau. Mais nous n’en sommes qu’au début et il faut aller beaucoup plus loin.
Propos recueillis par Matthias Hardoy

Sur la photo : Le philosophe Alexandre Monnin, co-initiateur du courant de la redirection
écologique. Crédit : Dorian Prost.

Notes

[1Ressac conservateur voire réactionnaire à l’encontre des avancées et des victoires de mouvements sociaux

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Source : https://www.touleco-green.fr/Alexandre-Monnin-Clermont-School-of-Business-les-dirigeants,46705